Dascalopoulou, Sophie, Professeure Emérite, Département de Technologie Culturelle et de Communication, Université de l’Égée, Mytilène
Citer comme: Dascalopoulou, S. 2023. «Frontières. Une topographie mentale et réelle des lieux sacrés. Le cas de l’île de Lesbos», Archive, 19(1), (Jan 1): 6-14. DOI: 10.5281/zenodo.7655169, ARK:/13960/s25s3m0zz71
Περίληψη
Η καθημερινή εθνογραφική έρευνα μπορεί να συγκεντρώσει ετερογενή γεωγραφικά πλαίσια και διαφορετικούς κοινωνικούς χώρους. Η διαθεσιμότητα του ερευνητή για καθημερινή παρατήρηση, εάν είναι δυνατόν, θα πρέπει να συνδυάζεται με άμεση πρόσβαση στις στοχευμένες τοποθεσίες και κοινότητες. Οι συνθήκες έρευνας, η δυνατότητα ελεύθερης κυκλοφορίας σε διαφορετικούς τόπους και μεταξύ διαφορετικών ομάδων, ακόμη και διασυνοριακών, η παρουσία και η συμμετοχή του ερευνητή σε πολιτιστικές ή τελετουργικές εκδηλώσεις, η παρατήρηση κάθε φορά in situ, είναι στοιχεία που μπορούν να αναδείξουν τις διάφορες σχέσεις που διέπουν και ρυθμίζουν την επικοινωνία μεταξύ κοινοτήτων και ατόμων, πανομοιότυπων ή διαφορετικών εθνικοτήτων.
Abstract
A daily ethnographic survey can bring together heterogeneous terrains and different social spaces. The availability of the researcher for daily observation, if possible, should be combined with direct access to the targeted locations and communities. The conditions of research, the possibility of free movement in different places and between different groups, even cross-border, the presence and participation of the interviewer in cultural or ritual events, observation each time in situ, are elements that they can bring out the various relationships that govern and regulate communication between communities and individuals of identical or different nationalities.
Avant-propos
Une enquête ethnographique au quotidien peut faire dialoguer des terrains hétérogènes et des espaces sociaux différents. La disponibilité du chercheur pour une observation quotidienne, si possible, doit être combinée avec un accès direct aux lieux d’enquête et aux communautés ciblées. Les conditions de la recherche, la possibilité de libre circulation dans différents lieux et entre groupes différents, voire transfrontaliers, la présence et la participation de l’enquêteur aux événements culturels ou rituels, l’observation à chaque fois in situ, sont des éléments qu’ils peuvent faire émerger les divers rapports qui régissent et régulent la communication entre communautés et individus de nationalités identiques ou différentes.
Ma résidence permanente dans la ville de Mytilène en tant que professeure à l’Université de l’Egée, m’a permis de vivre de près et d’observer de l’intérieur tous les changements qui se sont progressivement opérés dans les relations des habitants de Lesbos avec les habitants turcs d’Ayvalik et ses environs. Ma participation de facto au mouvement de revitalisation des relations entre les deux peuples, dans les nouvelles conditions géostratégiques du début du XXIe siècle, s’est traduite par un enregistrement quotidien et systématique des événements qui ont contribué au nouveau rapprochement des insulaires avec les habitants turcs de la rive opposée de l’Anatolie. J’ai systématiquement suivi les Mytiléniens dans leurs voyages et pèlerinages à Ayvalik, me promenant avec eux dans les marchés locaux et les bazars mis en place pour les visiteurs grecs le week-end. J’ai visité avec eux leurs maisons ancestrales dans la ville. J’ai parlé de nombreuses fois avec le capitaine et les marins du ferry turc qui assurait la liaison Ayvalik-Mytilène. Ainsi, le présent texte se fonde sur et décrit cette nouvelle mobilité qui a eu un impact général sur la vie sociale, culturelle et économique de Lesbos au cours des années 2003-2005.
Introduction
La configuration des frontières à l’est de la mer Egée, dans le contexte politique actuel, permet et favorise le développement de certains liens transfrontaliers, faisant remonter à la surface des mémoires historiques dont les empreintes spatiales n’ont pu être effacées par le temps. La longue histoire régionale, les frontières de 1924, ainsi que l’échange obligatoire des populations, ratifié par le Traité de Lausanne, sont aujourd’hui la toile de fond d’un processus continu de réactivation des pèlerinages occasionnels. Le développement interne de la Turquie et son rapprochement avec l’Union Européenne ont depuis quelque temps permis une récupération partielle des sites sacrés situés dans des zones proches de la côte anatolienne. Cela se traduit par une série de visites répétées des Grecs dans des lieux qui étaient autrefois des lieux saints du christianisme, tels que la basilique de Panayia/Vierge Marie[1] et la «maison de la Vierge Marie»[2] à Ephèse, le tombeau de Saint-Jean[3] et la grotte des sept Dormants[4], également à Éphèse, ou le sanctuaire de Saint-Nicolas à Myre[5], en passant par les anciennes cathédrales de Pergame.
Le pèlerinage
Dans l’imaginaire collectif les termes de «pèlerinage» et de «lieu sacré» désignent des faits essentiels de l’expérience religieuse. C’est le cas des visites aux sanctuaires, le hajj à La Mecque ou le pèlerinage à Jérusalem, la visite aux tombeaux des imams chiites en Irak, les fêtes et pèlerinages annuels des chrétiens, des musulmans, des hindous. Les réalités englobées par ces mots se retrouvent, sous d’autres noms, dans un très grand nombre de cultures et témoignent d’une anthropologie de « l’humain », singulier ou pluriel, dans sa vie religieuse. Ces expériences vécues en dehors du quotidien, ne sont pas nécessairement liées à des formes religieuses ou ecclésiastiques institutionnellement établies, mais évoluent plus librement dans le temps et l’espace, par des initiatives collectives ou individuelles spontanées. Elles sont accompagnées et perpétuées par des références à des phénomènes extraordinaires, car l’accomplissement même du pèlerinage prédispose les croyants à la manifestation de miracles ou à des rencontres avec des forces bienfaisantes et fécondantes.
Dans la sémantique latine et anglo-saxonne, le terme “pèlerinage/pilgrimage” désigne le voyage effectué vers un lieu de dévotion dans un esprit de piété, le cheminement vers un lieu saint, tenu pour sacré, selon la religion, ainsi que les épreuves que l’on subit vers la rencontre avec le divin ou le surnaturel. Dans son acception originelle, le peregrinus est en effet l’étranger, le croyant qui vient d’ailleurs, qui voyage à l’étranger, qui parcourt. Même lorsque le pèlerinage concerne des sanctuaires et des églises situés à la périphérie des communautés locales, le déplacement anniversaire de la population vers le lieu consacré est en soi un voyage/un cheminement inscrit dans le mémoriel collectif local.
Dans le cas des événements dont nous parlons ici, à savoir les pèlerinages des Grecs de Lesbos aux églises et sanctuaires d’Ayvalik et de ses environs, le pèlerin qui se rend sur le site de l’ancien sanctuaire, abandonné car il n’y a plus de fidèles orthodoxes dans la région, ne se considère pas comme un étranger. Pour lui, ce voyage est un retour vers la terre ancestrale, qui dans les légendes familiales est un “paradis perdu”, que même la littérature décrit, comme par exemple dans les romans Eoliki Gê – Terre Eolienne[6]6 d’Elias Venezis ou Les Terres sanglantes – Matomena Homata de Didos Sotiriou.
Dans la langue grecque, le mot utilisé est proskynima. Le mot est d’origine grecque antique. C’est le verbe proscyneo-o qui en grec moderne signifie faire un pas en avant ou s’approcher et embrasser. Son contenu sémantique comprend à la fois le sens de la direction, pros/vers, et le but du voyage, qui est le lieu-mémoire ou l’objet de culte vers lequel nous nous dirigeons pour l’embrasser et adorer. C’est aussi la manifestation du culte religieux, avec génuflexion et baiser, la prosternation. Ainsi que l’icône et/ou les saintes reliques exposées.
Comme cela se passe dans nombre de cultures, le vocabulaire définit le pèlerinage par le rite qui doit être accompli au terme du voyage, une fois arrivé sur le lieu sacré. D’ailleurs, il n’y a pas de pèlerinage sans lieu saint ou sacré. Dans le cas des habitants de Lesbos, la sacralité recouvre à la fois la terre des ancêtres, dont ils ont été expulsés, et les lieux de mémoire identitaire.
Le culte des tombeaux, ou reliquaires, qui contiennent des corps ou des reliques de saints, ou de personnes sanctifiées, est l’une des catégories les plus importantes des pèlerinages. Un espace sacré s’organise autour des vestiges et l’accès y est ritualisé. Cette sainteté persiste dans le temps, au moins tant qu’il y a des croyants qui persévèrent sur le long terme, des croyants qui reviennent réactiver le culte.
Surtout pour les habitants des îles du nord-est de la mer Égée, la revitalisation des lieux saints abandonnés il y a trois générations est déjà en cours grâce à la participation de groupes de croyants grecs qui sont pour la plupart des descendants directs de la population grecque réfugiée en Grèce depuis les côtes d’Asie Mineure. La plupart sont des insulaires de Lesbos. Ces pèlerinages sont parfois marqués par la présence du patriarche œcuménique de Constantinople, qui organise parfois des co-liturgies avec la participation du métropolite de Mytilène et/ou d’évêques et métropolites titulaires d’Asie Mineure.
Sur la rive opposée, ces visites conduisent la population turque locale à une «instrumentation du sacré» dans le but de valoriser les sites touristiques et les itinéraires de pèlerinage, en créant des structures d’accueil et de transport pour la multitude de pèlerins orthodoxes. Ainsi, les habitants actuels d’Ayvalik, sachant qu’il existe ici des possibilités de développement d’un tourisme religieux similaire à celui développé autour du tombeau de la Vierge, près d’Ephèse, s’organisent pour faciliter l’activité religieuse des pèlerins grecs qui viennent régulièrement et augmentent le chiffre d’affaires des entreprises locales à toutes les étapes de leur voyage.
Lesbos-Ayvalik
Dans un tel décor, les habitants de Lesbos, et surtout les habitants de sa capitale, Mytilène[7], sont aujourd’hui parmi les premiers à mettre en avant les liens ancestraux qui les unissent à la côte «opposée». Ainsi, au niveau local, le pont maritime entre Mytilène et Ayvalik tend à se transformer en un espace commun qui inclut le territoire actuel du site d’Ayvalik[8].
En raison de l’espace Schengen, les déplacements se font principalement de la Grèce vers la Turquie car les Grecs n’ont pas besoin de visa pour se rendre chez leurs voisins, tandis que les Turcs doivent passer par le consulat grec à Izmir et débourser 80 euros pour obtenir leur visa. C’est pourquoi les quatre préfectures insulaires grecques font pression sur Athènes et Bruxelles pour obtenir le droit de faciliter l’accès aux citoyens turcs en visite.
Si la reprise des déplacements transfrontaliers est en partie due aux pèlerinages et aux visites d’églises abandonnées sur la côte d’Anatolie – visites rendues possibles par le rapprochement entre la Turquie et l’UE – elle n’a pas manqué de réactiver des sources identitaires profondes de part et d’autre de la frontière maritime. Par sa personnalité, et les liens qui l’unissent avec le patriarcat de Constantinople au Phanar, Mgr Iakovos, métropolite de Mytilène, a largement contribué à ce processus, en l’animant lui-même.
Pour les gens de Lesbos, la côte “opposée”, la région d’Ayvalik, représente une patrie et des territoires ancestraux, lieux où se trouvaient les foyers des grands-parents. Très souvent, ils y redécouvrent les maisons de leurs ancêtres qu’ils reconnaissent sur de vieilles photographies. Dans la ville actuelle (40.000 habitants), autrefois fonctionnellement jumelée avec Mytilène (30.000 habitants), on retrouve les anciennes églises orthodoxes tantôt reconverties en mosquées – qui conservent cependant une grande partie de leur décor d’origine – tantôt en ruine. Ce qui est particulièrement impressionnant, pour ceux qui viennent d’ailleurs, c’est la vue des chapelles abandonnées, disséminées sur presque toutes les collines qui entourent la ville. Ce paysage culturellement familier, parsemé d’églises chrétiennes qui, avec les minarets des mosquées, marquent l’espace partagé, est l’un des éléments les plus remarquables du potentiel identitaire porté par les mémoires familiales, malgré les clivages politiques nationaux. Cependant, le fossé religieux se fait sentir sur les deux rives séparées par la mer.
L’histoire religieuse et les légendes sont l’une des principales raisons de l’établissement d’un lieu comme lieu de culte. Le christianisme, comme l’islam, imprime sa version de l’histoire sur les lieux mêmes où s’est déroulée la geste (au sens médiéval du récit des grandes actions) de ses fondateurs, prophètes et apôtres, de ses saints. Il en résulte une topographie religieuse et les lieux qui y sont inclus deviennent loca sancta et la terre sur laquelle ils se situent est vénérée comme « sainte ». L’identification d’un lieu à un événement religieux extraordinaire nécessite également une activité miraculeuse, comme les apparitions d’icônes de la Vierge Marie ou de saints (voir Saint Raphaël à Mytilène), qui renforce le caractère sacré du lieu, alimente la mémoire collective et aboutit à l’établissement de sanctuaires. De tels épisodes, qui saisissent à chaque fois l’imaginaire populaire, initient un processus religieux: le lieu où s’est produit le miracle est désormais sanctifié, et cela se produit à un moment précis de la continuité historique, grâce à la volonté divine interprétée par une institution religieuse, l’Église et par les fidèles. Le choix des sites de pèlerinage sur la côte anatolienne découle de l’existence sur place d’églises orthodoxes, de monastères ou encore de la pérennité d’anciens cimetières aujourd’hui délaissés par la communauté des croyants en raison du déplacement définitif de la population grecque.
Lors d’un de nos voyages à Ayvalik (2004), nous avons eu l’occasion de nous promener dans les environs de la ville en compagnie de gens de Mytilène et d’un prêtre de l’île. Nous nous sommes arrêtés devant les ruines de quelques églises chrétiennes éparses aux toits effondrés et aux fresques fanées, pour prier à la mémoire des grands-parents décédés et enterrés à Ayvalik. C’étaient des repères de mémoire, des espaces sanctifiés imprégnés de souvenirs et de la présence symbolique des ancêtres. Cependant, cette communion avec les ascendants donnait souvent le sentiment que le retour des pèlerins grecs dans leurs sanctuaires ancestraux était, dans le contexte de l’époque, plus un acte de récupération d’identité qu’un culte.
Les habitants turcs actuels de la ville n’ont manifesté aucune réaction hostile à toutes nos errances dans les collines d’Ayvalik et à nos visites d’églises en ruine, bien que le prêtre orthodoxe ait affiché sa robe noire sacerdotale, contraire à la loi turque. De même, dans les quartiers de la ville, lorsque des voyageurs de Mytilène, photographies en main, cherchaient les maisons de leurs grands-parents, de nombreux voisins du quartier venaient toujours les aider à identifier une maison familiale, en partie «modernisée», encore reconnaissable sur la photo ancienne, tandis que les propriétaires actuels étaient heureux d’inviter les petits-enfants des anciens propriétaires grecs à visiter la maison et s’imaginer le foyer de leurs ancêtres. Par ailleurs, tout au long de la Coupe d’Europe de football 2004, les ferries turcs d’Ayvalik entraient dans le port de Mytilène avec de grandes bannières sur lesquelles étaient écrits – en grec – des vœux pour la victoire de l’équipe grecque. Dans ce contexte, la mémoire historique des insulaires de Lesbos, qui ont toujours considéré la côte de l’Anatolie comme leur arrière-pays naturel, la région où leurs grands-parents ont vécu, cultivé et construit et qui fait partie des “patries inoubliables” de l’hellénisme, est ravivée.
Cependant, il ne faut pas oublier qu’une grande partie de la population turque actuelle d’Ayvalik et de Moschonisia, en raison de l’échange de populations en 1922, est constituée principalement de musulmans de l’île de Crète, qui ont été transplantés sur les sites et propriétés laissés vacants après l’expulsion de la population grecque des côtes d’Asie Mineure[9]. Ainsi, la réactivation des mémoires historiques est une voie à double sens, car beaucoup de descendants actuels de ces Crétois musulmans peuvent encore parler grec dans le dialecte crétois.
Citons un fait divers qui s’est passé en Crète, avec un impact sur Ayvalik, il y a quelques années, lors d’une fouille archéologique qui a eu lieu dans la région de La Canée en Crète. Sur l’île, cette fouille avait déjà provoqué une réaction négative chez les propriétaires terriens, qui verraient leur propriété expropriée au profit de la fouille archéologique. Cependant, la nouvelle de l’intervention archéologique a atteint, aussi, comme une rumeur jusqu’à Ayvalik et Moschonisia, remuant la population, puisque les descendants actuels des musulmans de Crète étaient convaincus que les fouilles concernaient spécifiquement les tombes de leurs ancêtres. Naturellement, cet événement leur provoqua une profonde indignation, qui fut exploitée par la propagande d’Ankara, qui renforça le sentiment chez les Turcs d’Ayvalik et de Moshonisia que ces fouilles effaceraient toute trace de leur ancienne présence en Crète.
Autre fait notable, les liaisons maritimes entre l’île de Lesbos et la côte turque sont actuellement assurées par de petits armateurs d’Ayvalik utilisant deux ferries pouvant contenir de trois à cinq voitures. Crétois dans l’âme – après tout, ils parlent aussi un peu le grec avec la population locale de Mytilène – ils nous ont expliqué que beaucoup de leurs concitoyens d’Ayvalik et de Moschonisia, issus de la population d’échange musulmane de Crète, depuis que c’est redevenu possible, font un voyage familial annuel dans leur village crétois d’origine « pour que les enfants n’oublient pas leurs racines ». Depuis mai 2005, compte tenu du nombre croissant de visiteurs de Mytilène à Ayvalik et Izmir, les armateurs turcs ont acheté des ferries plus grands pour faire la liaison entre les deux rives, en s’occupant du passage avec le soutien de l’agence maritime de Mytilène.
Dans ce contexte, et alors que le Patriarche de Constantinople multiplie les pèlerinages et liturgies dans différents sanctuaires des provinces de Smyrne et d’Ephèse et que des groupes de pèlerins le suivent dans les villages de leurs ancêtres, un nouveau développement intervient à l’occasion de l’anniversaire national du 28 octobre 2004. Au cours du week-end festif, un flot de 1.200 habitants de Mytilène a pris le bateau et s’est abattu sur les commerces de la ville d’Ayvalik, dans une frénésie de consommation motivée par les prix nettement plus bas observés en Turquie. De plus, grâce à la tolérance douanière, les achats effectués en Turquie se sont révélés particulièrement avantageux pour les insulaires qui ne font pas partie des habitants les plus riches d’Europe. Cependant, la répétition hebdomadaire de la visite chaque week-end au marché (et aux orfèvres) d’Ayvalik a finalement provoqué la réaction des marchands de Mytilène qui ont vu leur clientèle diminuer sensiblement.
Conséquence de cette nouvelle situation entre Mytiléniens et Ayvaliotes c’est le fait que les liaisons maritimes de Lesbos avec la côte ouest de l’Asie Mineure, qui s’arrêtaient à l’origine en hiver, se poursuivent désormais toute l’année, tant qu’il y a de la demande et que le temps le permet.
Saint Raphaël à Lesbos
Si la reprise des contacts entre les îles grecques et la côte d’Anatolie doit beaucoup aux pèlerinages activés par le patriarche œcuménique et le clergé orthodoxe des îles, il est intéressant de noter que Lesbos elle-même est devenue depuis quelques années le centre du culte et pèlerinage à Saint Raphaël le Guérisseur. Selon des recherches historiques, Saint Raphaël s’est enfui à Lesbos en 1454 avec d’autres réfugiés, immédiatement après la chute de Constantinople en 1453. Lesbos à cette époque était libre, sous l’influence des Génois. Saint Raphaël, qui était alors diacre, en y arrivant, chercha un ermitage et les locaux l’emmenèrent sur la colline de Karyes, près du village de Thermi, à une distance de 14 km de Mytilène, au vieux Couvent de la Nativité de la Vierge, qui avait été détruit en 1235 par des pirates. En 1462, Lesbos fut conquise par l’armée turque et en 1463, les Turcs détruisirent le monastère et tuèrent l’abbé Raphaël, les moines et de nombreux habitants de la région qui s’y étaient réfugiés pour se protéger. Selon l’histoire ecclésiastique locale, pendant 500 ans, le lieu du martyre a été oublié et personne ne se souvenait de l’histoire du monastère. Peu à peu, l’emplacement de l’ancien monastère fut occupé par une grande oliveraie, avec les ruines d’une petite chapelle ombragée par un arbre immense. Cependant, la tradition locale avait longtemps conservé le souvenir d’un moine se promenant autour de la colline des Karyes brûlant de l’encens. De sa présence la colline s’appelait aussi Kalogeros/moine. Les résidents grecs et turcs de la région ont également vu sa vision. Pendant cinq cents ans, à l’intérieur de cette petite église, enterré dans la terre, se trouvait le saint tabernacle de l’abbé martyr Saint Raphaël. En 1959, les restes du saint ont été retrouvés après de nombreuses apparitions miraculeuses de lui, où il s’entretenait avec les habitants des lieux et les enfants. Ainsi, le propriétaire grec du domaine demanda qu’une église soit construite a l’emplacement de l’ancienne chapelle et pendant les travaux, les restes de l’abbé Raphaël ont été retrouvés et à proximité les restes de saint Nicolas et de sainte Irène qui avaient témoigné avec lui.
Le culte de Saint Raphaël le Guérisseur se propagea rapidement en Grèce, à Chypre et dans la diaspora orthodoxe de langue grecque. Pour son pèlerinage annuel, les fidèles affluent du monde entier. La mise en place de ce nouvel espace sacré a suscité une nouvelle dynamique identitaire, liée au sentiment de présence d’une force protectrice dans une région frontalière sensible du pays. Le culte de saint Raphaël s’est répandu dans un temps de crise où la population se sentait en danger, un temps de tension à la frontière. Et elle fut consolidé au plus fort de la crise, avec l’occupation de la partie nord de Chypre (1974) et l’expulsion de la population grecque des territoires occupés. Depuis lors, le culte de saint Raphaël dépasse de loin celui de l’archange Michel, qui à Mantamados, une bourgade de Lesbos, continue, selon la croyance populaire, à faire fondre ses sandales alors qu’il erre à travers l’Anatolie pour protéger les sanctuaires orthodoxes abandonnés qui existent encore.
Quelle que soit la réticence des religions à se laisser subsumer par un concept culturel et historique qui leur est en partie étranger, il n’en reste pas moins que le phénomène religieux pose le problème de l’héritage et de l’identité qui lui est associée dans sa perspective plus large, celle de la nature de la communauté humaine, nationale, supranationale, multinationale, diasporique, populaire ou élitiste. Certaines religions sont entrées dans le moule identitaire des ethnies, des systèmes politiques et des nations. D’autres ont fixé des objectifs universels ou tentent de concilier l’universalité avec l’identité. Autant de cas, autant de manières différentes de considérer les institutions, les régions, les langues et, en général, les cultures locales. Mais en aucun cas, cette diversité ne peut masquer le constat que l’événement religieux constitue une couche essentielle de tout patrimoine culturel, marquant les espaces urbains, périurbains et ruraux dans la durée.
Des lieux sacrés intemporels marqués par des symboles religieux différents ou contrastés, des lieux partagés, des lieux transfrontaliers aux identités hybrides. L’origine religieuse met toujours l’accent sur et maintient la diversité entre les individus et les groupes humains.
Références
[1] L’immense basilique de la Vierge Marie d’Éphèse (la première église consacrée à la Vierge Marie) a été construite vers le milieu du 4e siècle, sur le site d’un autre bâtiment du I2e siècle, qui avait les mêmes dimensions, et s’appelait un musée. Elle a été reconstruite deux fois, après le 6e siècle, à plus petite échelle. Les ruines du temple donnent encore une image claire de sa taille et de sa forme: dimensions énormes, conception complexe, volumes impressionnants conservés dans certaines de ses parties. Le Patriarche de Constantinople y célèbre souvent des messes avec la participation d’autres métropolites et évêques orthodoxes. En 2004, j’ai assisté à une coliturgie en tant que doyenne représentant l’université de l’Egée.
[2] La “Maison de Panayia” d’Ephèse a été découverte et identifiée essentiellement au 19e siècle, après les visions d’une religieuse allemande, sans jamais être elle-même allée à Ephèse. L’exactitude de ses descriptions a conduit des prêtres à s’y rendre pour identifier la maison. La reconnaissance du bâtiment comme maison où vécut la Vierge Marie était également conforme à la tradition orale des chrétiens orthodoxes du village voisin de Kirkintze, qui avaient nommé le lieu «Panagia Kapoulou». Il s’agit d’une petite maison en pierre construite par Saint Jean, qui est aujourd’hui un monastère catholique mais aussi musulman, car le Coran accepte la sainteté du visage de la Vierge Marie. Depuis lors, des milliers de croyants chrétiens, viennent adorer, alors que de nombreuses fois des “miracles” ont été signalés à l’endroit du lieu de culte. Lors de la fête de la Dormition de la Vierge Marie, le 15 août, le phénomène rare de la coexistence d’orthodoxes, de catholiques et de musulmans dans une liturgie commune se produit. En 2016, le maire de la ville de Selcuk, Zeynel Bakıcı, a annoncé qu’il construirait une immense statue de la Vierge Marie sur le mont Bulbul, à 6 km de l’ancienne Éphèse, où le soi-disant “Maison de la Vierge” est située, semblable à la Statue de la Liberté, à New York, et du Christ à Rio au Brésil. Dans le même temps, il a déposé sa candidature pour l’organisation d’une conférence touristique internationale là-bas, espérant que la région gagnera encore plus en valeur touristique. (Emprosnet 26/2/2016. Journal hebdomadaire de la préfecture de Lesbos).
[3] Le 26 septembre 2004, 82 ans après la première découverte du tombeau de l’Apôtre Ioannis/Jean à Ephèse (1922), le Patriarche de Constantinople a suivi l’ancienne coutume “Ad libitum Apostolorum” des évêques d’honorer de la Sainte Eucharistie la Source de la Piété de leur Sacerdoce. Depuis lors, il répète de temps en temps le pèlerinage au lieu saint, célébrant des services solennels accompagné de l’archimandrite Mytilénien Père Kyrillos Syki, chef de la communauté orthodoxe de Smyrne. Ces services sont régulièrement fréquentés par des Mytiléniens et autres fidèles grecs.
[4] La tradition des «7 enfants endormis» d’Ephèse était particulièrement répandue à la fin de l’Antiquité et à l’époque byzantine. Dans la grotte où eut lieu le miracle de leur résurrection, un complexe religieux fut construit au cours des siècles suivants et revint à la surface, après des fouilles, en 1927. L’Église orthodoxe honore leur mémoire le 4 août. Et l’Islam, cependant, honore leur mémoire, car dans le Coran il y a une référence pertinente.
[5] Saint Nicolas est né au 3e siècle après JC. à Patara de Lycie. Il était évêque à Myre en Lycie (Asie Mineure), c’est pourquoi il est également appelé Nicolas de Myre, tandis que dans le christianisme occidental, il est aussi appelé Nicolas de Bari, car ses restes se trouvent à Bari.
[6] Aeolida ou Aeolia (l’ancienne Aeolis) est la région où les Eoliens se sont installés lors de la première colonisation grecque. La zone comprenait aussi la côte nord-ouest de l’Asie Mineure. Les Éoliens, une des quatre anciennes tribus grecques, qui vivaient principalement dans la région de la Thessalie et du nord-est de la Grèce centrale, ont émigré en masse vers la région d’Aeolis. Ils sont considérés comme des descendants d’Éole de Thessalie, qui était le fils d’Hellen fondateur et premier roi d’Éolie qui a été rebaptisée Thessalie. Leur langue, l’éolien, est l’un des principaux dialectes du grec ancien. Les Éoliens ont été les premiers Grecs à migrer vers l’Asie Mineure, un movement qui a dû commencer à la fin du XIIe siècle av. lorsque les grands déplacements de tribus ont commencé dans la région grecque. Les Éoliens se trouvent à Lesbos, Ténédos et sur les côtes opposées de l’Asie Mineure. Après la descente des Doriens, les Éoliens sous Penthilos, fils d’Oreste roi d’Argos, s’installèrent à Lesbos qui était considérée comme la capitale des villes éoliennes, Ténédos et Moschonisia. Plus tard, d’autres Éoliens se sont installés sur la côte opposée de l’Asie Mineure, la Mysie. Sur ses rives vers la mer Egée s’étendait Aeolis avec ses 12 cités éoliennes.
[7] Ville éolienne.
[8] Ayvalik se trouve sur la côte ouest de l’Asie Mineure, en face de l’ile de Lesbos, à une distance de 10 milles nautiques de la côte de l’île et à 14 milles nautiques au nord-est de la ville de Mytilène. La ville actuelle est située à l’intérieur de la baie du même nom, protégée par la Moshonisia (groupe d’iles entre Lesbos et Ayvalik). Le nom de la ville vient du mot turc ayva, qui signifie «coing» mais aussi «coque» le fruit de mer. En plus du nom “Ayvalik”, qui a été choisi comme nom principal, la version grecque de “Kydoniai” (coings) a également été largement utilisée par la population grecque. La colonie a été fondée par des colons venus des côtes voisines de Lesbos entre 1570 et 1580. Ayvalik était principalement habitée par des chrétiens orthodoxes. La population de la ville pendant la période prérévolutionnaire (1821) variait entre 25.000 et 40.000. Les musulmans étaient peu nombreux et ne dépassaient pas 30 à 40 familles (250) personnes. Selon les données publiées en 1896 dans le magazine Xenophanes, la population était de 35.000 habitants. Au début du 20e siècle, 30.000 à 35.000 chrétiens orthodoxes vivaient à Ayvalik, dont 4.000 étaient des citoyens grecs. Tous parlaient grec.
[9] Lors de l’échange des populations gréco-turques (voir Traité de Lausanne, 1923), la population grecque d’Ayvalik et de Moschonisia a été remplacée par une population d’origine turque venue principalement de Crète, de Lesbos et de Macédoine. La population déplacée de Crète se compose de musulmans crétois des régions de La Canée et de Réthymnon, dont certains peuvent encore parler le dialecte crétois local.
© 2023 Sofia Dascalopoulou
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